Entretien avec Arnaud Laporte (France Culture)

Arnaud Laporte : Quel enchaînement de faits, dans votre histoire personnelle, vous a amené à être du côté des arts plastiques et non pas du côté de la littérature ?

Jean-François Guillon : Au départ, j’ai sans doute été porté du côté de la littérature, je veux dire très jeune, même si j’ai toujours aujourd’hui un fort intérêt pour cela. Et puis les arts plastiques, c’est venu plus tard. En tout cas, dans un premier temps, ce qui est venu, c’est l’apprentissage de techniques, celles de l’estampe, de la gravure… Et c’est par la suite que la sculpture est arrivée, et dans la sculpture a ressurgi la littérature, ou du moins le langage.

A.L. : Cette entrée en matière un peu abrupte nous permet de rentrer de plain-pied dans le sujet, l’objet de votre création : le texte, les mots, l’écriture possible. Quelle a été la première manifestation de votre intérêt pour la chose écrite, pour le signe ? 

J.F.G. : Peut-être plus que le signe, je dirais l’inscription : dans le cadre de cette pratique de l’estampe dont je parlais au départ; et puis pour la littérature, ce qui est dû à mon histoire personnelle, avec un grand-père libraire, traducteur de Lorca, qui avait un grand intérêt pour la poésie, et un père linguiste, ce qui, de fil en aiguille a porté mon intérêt vers ces choses-là. Et par la suite, il y a eu pendant longtemps dans le travail que j’ai réalisé en sculpture quelque chose de l’ordre d’un blocage sur le sujet : quelque chose qui parle du mot qui n’advient pas, qui ne surgit pas. J’utilisais souvent du papier blanc, de l’encre en suspension, ça parlait d’une possibilité d’écriture qui n’advient pas. Et puis dans une seconde phase, ça s’est débloqué : c’est un peu ce qui se passe en ce moment. 

A.L. :  Ce fut le cas peut-être en 1998 avec « La pointilleuse » à la galerie du Wazoo ? Il s’agissait d’une machine étrange située aux confins ou peut-être au-delà de l’écriture ? 

J.F.G.:  Oui, c’était une sorte de machine à traitement de texte un peu bricolée. 

A.L. :  Elle se présentait comment ? 

J.F.G. : C’était une sculpture relativement imposante par rapport à l’espace de la galerie, qui se présentait comme une grosse machine crachant par un petit tuyau de petites boulettes noires pouvant ressembler de loin à des signes typographiques; ces petites boules se trouvaient d’une part en tas au pied du tuyau, et étaient d’autre part alignées au mur de manière à former ce qu’on appelle un gris typographique, c’est-à-dire des lignes qui pouvaient ressembler de loin à du texte écrit. Le petit détail important, c’est que la machine était reliée par un fil électrique et une prise au secteur, ce qui provoquait un questionnement : est-ce que ça marche ? Est-ce que c’est possible ? 

A. L. : Ce questionnement, on le retrouve au CIPM, à Marseille avec l’exposition « Objets muetsobjets parlants », début 2000 : dispositif, installation, quel mot préférez vous ? 

J.F.G. : Dans ce cas-là c’était une installation, un alignement d’objets sur sept mètres de tables. Il s’agissait d’objets provenant de champs très divers. 

A.L. : Beaucoup de choses ramenaient à l’écriture, tout de même… 

J.F.G. : C’est-à-dire que, justement, l’écriture est partout 

A.L. : Mais : du papier, de l’encre, un clavier d’ordinateur… 

J.F.G. : Mais il y avait aussi une bouteille de vin, un flacon de parfum… 

A.L. : …Du produit à vitre 

J.F.G. : Voilà…En fait, j’avais tenté de recenser dans mon quotidien, tous les endroits, tous les supports où l’écriture est présente, même là où on ne le dénote pas toujours. Et j’avais essayé de rendre quelque chose, à partir de là, comme la disparition du signe écrit. C’est quelque chose qu’on retrouve souvent dans l’art contemporain, sous la forme de retouche photo : mais là j’ai voulu fabriquer les objets eux-même, et révéler les signes écrits qu’ils contenaient en faisant disparaître l’écriture. J’ai poncé, gommé, repeint t tout un ensemble d’objet hétéroclites dont il ne fallait pas tout de suite percevoir la cohérence. Le spectateur devait se dire : « Qu’est ce qui réunit tout ça ? ». Il y avait aussi un disque vinyle, une disquette, une cassette vidéo, c’est-à-dire des supports de l’enregistrement, mais encore un tee-shirt… Le déclic devait se faire au bout d’un moment : ce qui réunit ces objets, c’est l’absence d’écriture. 

A.L. : Mais c’était au spectateur de faire le chemin ? Vous aimez que le spectateur soit confronté à la pièce telle quelle, ou vous préférez les cartels explicatifs ? 

J.F.G. : Non bien-sûr, je souhaitais ce temps de latence, cette ambiguïté ; Il ne fallait pas que tout soit évident au premier regard. 

A.L. : On va en venir à l’actualité de votre exposition « Tout dire du rien, rien dire du tout» à la galerie Artem. Mais auparavant, je vous propose d’écouter Maurice Garrel lire le texte d’une chanson de Serge Gainsbourg. 

Mieux vaut penser à rien 

Que ne pas penser du tout 

Rien c’est déjà beaucoup. 

On ne se souvient de rien 

Et puisqu’on oublie tout 

Rien c’est bien mieux 

Rien c’est bien mieux que tout. 

Mieux vaut ne penser à rien 

Que de penser à vous. 

Ça ne me vaut rien 

Ça ne me vaut rien du tout 

Mais comme si de rien n’était 

Je pense à tous ces petits riens 

Qui me venaient de vous. 

Si c’était trois fois rien 

Trois fois rien entre nous 

Évidemment ça ne fait pas beaucoup. 

Ce sont ces petits riens 

Que j’ai mis bout à bout. 

Ces petits riens 

Qui me venaient de vous. 

Mieux vaut pleurer de rien 

Que de rire de tout 

Pleurer pour un rien 

Rien c’est déjà beaucoup. 

Mais vous, vous n’avez rien dans le coeur. 

Et j’avoue, je vous envie 

Je vous en veux beaucoup 

Ce sont ces petits riens 

Qui me venaient de vous. 

Les voulez-vous ? 

Tenez ! Que voulez-vous ? 

Moi je ne veux pour rien au monde 

Plus rien de vous. 

Pour être à vous 

Faut être à moitié fou ! 

A.L. : Une autre façon d’entendre les mots, les mots d’une chanson, comme vous pouvez nous proposer une autre façon de voir les mots à la galerie Artem à Quimper, qui vous reçoit aujourd’hui. Comment avez-vous voulu répondre à cette invitation ? 

J.F.G. : En fait, l’invitation était complètement ouverte. J’ai voulu présenter l’état actuel de mon travail, de mes recherches. Donc, c’est d’une part un ensemble de photos, car ce travail est en cours, c’était l’occasion de le montrer en tirant certaines photos. D’autre part, un aspect de la galerie qui m’intéressait était sa vitrine, et l’espace de la première salle visible de la rue piétonne. J’ai donc installé un dispositif constitué de panneaux sur lesquels sont inscrits des mots. On peut bien sûr se promener autour des panneaux, dans l’installation, mais on peut aussi les lire depuis la rue. C’est une installation semblable à celle que j’ai présentée dernièrement à Avignon, avec un dispositif un peu différent, prenant en compte l’espace de la galerie. 

A.L. : On va détailler un peu les pièces présentées dans cette exposition. Mais « Tout dire du rien, rien dire du tout» : c’est un programme ou un Haïku ? 

J.F.G. : C’est en effet une forme de Haïku, mais c’est aussi la résolution d’un jeu de mot obtenu à partir de règles que je m’étais données pour un travail présenté auparavant à Avignon, au Centre Européen de Poésie. Il s’agissait d’une performance réalisée avec le comédien Didier Galas. Nous manipulions des sacs en papier sur lesquels étaient inscrits des mots. Des mots très simples, très lisibles, comme « tout » et « rien». en déplaçant les sacs (les mots étaient inscrits sur les deux faces) on provoquait des rencontres de mots de manière à ce qu’en les interchangeant, il se forme une sorte de poème qui s’organise au fur et à mesure, sous nos yeux, de la même manière qu’avec les panneaux à la galerie Artem. C’est pendant cette performance que la formule est apparue. «Tout dire du rien », et en retournant les sacs : ’rien dire du tout’. Je m’étais arrêté sur celle-ci pour l’exposition à Artem. 

A.L. : Alors, pour le décrire, c’est une sorte de poème visuel aléatoire… Concrètement, que voit-on ? 

J.F.G. : Ce sont des panneaux d’un mètre de haut, très légers puisqu’ils sont en polystyrène. Il y a deux panneaux au milieu sur lesquels on peut lire « dire » et « du », et de chaque côté les panneaux « tout » et « rien ». Ces deux derniers panneaux sont entraînés par des moteurs qui les font tourner sur euxmêmes de façon imperceptible, très lentement. On peut donc lire de temps en temps « Tout dire du rien », et une fois les panneaux retournés, « Rien dire du tout ». 

A.L. : On avait déjà vu le même type de dispositif dans « La borne » à Orléans, mais là c’est un autre type de travail ? 

J.F.G. : A Orléans, il s’agissait de cubes, avec un mot sur chaque face. Les possibilités étaient plus grandes, et il y avait un mot au centre en lettres d’enseignes lumineuses. Les lettres d’enseignes sont importantes dans mon travail, c’est de leur observation que tout provient. Tout ce travail sur les « poèmes visuels aléatoires » est venu d’un premier travail sur les enseignes. C’était mon premier travail utilisant la photographie. Je m’étais mis à photographier des mots dans les enseignes, de façon isolée, et à les réunir. Le point de départ de ce « work in progress » a été l’exposition au CIPM, à Marseille. J’avais proposé une collaboration à Pierre Giquel, qui est critique et poète. Je lui envoyais par la poste des photos de mots d’enseigne, et lui devait écrire un texte à partir de ce qu’il y lisait. Peu a peu s’est constitué un corpus d’images qui s’est enrichi au fil du temps et que je complète encore aujourd’hui. J’ai donc voulu en tirer quelque chose et c’est là qu’est venue l’idée du diaporama qui a successivement été montré à la galerie Interface à Dijon, puis à Avignon avec Entrée 9, et aujourd’hui à Artem. Il s’agit de deux projecteurs diapos, donc deux paniers de quatre-vingts diapos. Dans le premier projecteur, il y a des substantifs, dans le second des adjectifs, des compléments, etc.…Les mots, lorsqu’ils se rencontrent de façon aléatoire, projetés au mur, forment des couples parfois cohérents, parfois absurdes. 

A.L. : Ca peut donner quoi ? 

J.F.G. : « Cloison de l’huître », « Diffusion des femmes »… Mais aussi « Boucherie de l’océan ». J’y ai aussi glissé quelques images d’enseignes détruites, où le mot est illisible. 

A.L. : La photographie est importante, donc, aujourd’hui. Vous nous avez amené quelques tirages que nous avons devant nous. Voyons celle-ci, par exemple : comment ça vient, comment ça naît une photographie comme celle-ci ? Comment ça se cadre ? Comment ça existe dans votre esprit ? 

J.F.G. : C’est justement la poursuite du travail sur les enseignes qui m’a fait venir à ces photographies. C’était déjà quelque chose que je pratiquais : guetter le signe écrit dans l’environnement urbain, dans mon environnement le plus proche. Ce sont des choses vues pendant mes déplacements, mes promenades : des enseignes, des pancartes, des affiches, des mots qui restent au mur. Celle-ci par exemple, c’est juste un panneau de rue : « Rue obscure » qui m’a arrêté. Cela m’évoquait l’univers surréaliste, et en même temps, je l’ai vue dans une rue ensoleillée, sous un ciel bleu, sur les hauteurs de Douarnenez. Il y avait un contraste très fort qui me paraissait intéressant. Comme pour les autres photos, j’ai cherché à ce que le panneau soit lisible, mais ne soit pas l’élément central de la photo. C’est surtout une photo de paysage urbain. 

A.L. : Un autre exemple ? 

J.F.G. : Eh bien ici encore, un panneau qui s’approche de l’univers surréaliste : c’est une plaque qui est située prés de chez moi, devant laquelle je passe tous les jours, et qui m’intrigue. On peut y lire : « laboratoire identiques ». C’est une sorte de plaque de médecin. Si on regarde bien, on voit que « identiques » est au pluriel, et laboratoire au singulier. Il s’agit sans-doute du nom d’une société, mais le regard rapide du passant, celui qui m’intéresse, comme celui qui regarde défiler les diapositives, peut y trouver un mystère fort : laboratoire identiques… De quoi s’agit-il ? 

A.L. : Il ne faut surtout pas aller à la porte pour savoir ce que c’est ? 

J.F.G. : Je me retiens. Ce que je peux dire aussi de cette photo, c’est la chose suivante : après le diaporama, j’ai réalisé en quelque sorte avec les panneaux des « poèmes visuels aléatoires », mes propres enseignes. De la même façon, après avoir réalisé ce cliché, j’ai fait fabriquer une plaque du même type, que j’ai présentée conjointement aux photos. On peut y lire : « A. Rebours, 1er étage » : Anatole rebours ? Antoine Rebours ? Un psychanalyste ? Le mystère s’épaissit… 

A.L. : Jean-François Guillon, on le comprend, ce travail est le fruit d’un sillon que vous creusez depuis longtemps. Il ne manque pas d’humour, d’un certain décalage dans la vision du monde. C’est-à-dire être conscient du monde et de ses traces, autour de nous, mais avec une petite distance ironique, amusée ? 

J.F.G. : Oui, en même temps cela est contenu dans le monde, intrinsèquement, puisque cela arrive quotidiennement : un mot tombe d’une enseigne, et on y lit autre chose. Une affiche est collée à côté d’une autre, et tout d’un coup, fait sens autrement, car on y parlait de deux choses différentes, et une troisième apparaît subitement. Des choses comme ça arrivent toutes seules, j’essaie de les guetter, ou, parfois, de les provoquer.

Multipiste, France Culture, 2001.